une maison familière
exposition collective et nouvelle
curatée et produite 
28.08.2025 - 05.09.2025







Capricieuse. Cela lui plaît bien, comme nom. You and me both, chuchote Faustine à l'impasse qui tient peut-être son appellation de son étroitesse et de sa proximité presque indécente avec la mer. Les embruns et la rumeur maritime qui l’ont guidée dans les ruelles du quartier la vivifient - un frisson d’excitation la traverse tandis qu’elle s’enfonce un peu plus dans l’allée. C’est étriqué, c’est rose poudré, c’est embaumé par un figuier dont les fruits sont faits ; c’est aussi ça, Marseille ? Marseille, le boucan, Marseille, l’orchestre dont la musique n’en fait qu’à sa tête, Marseille, le renouveau, lui ont dit ses amis, un verre de vin naturel à la main, Berlin is over.

Elle peine encore à croire que de lointaines connaissances de ses parents acceptent de lui confier les clés de leur propriété avant sa rénovation complète. Une maison, il faut bien que ça vive, ont-ils exposé lors d’un bref échange par téléphone, qu'on y fabrique des souvenirs ! 

« It's all forgotten now… » se réjouit une dernière fois Al Bowlly avant d'être rangé dans son sac. Personne n’attend Faustine à l'intérieur, mais il lui semble plus convenable d'entrer sans distraction. La clé s'insère dans la serrure et se laisse tourner sans résistance. Douce clé, gentille clé, te voilà donc à ta place. 

La porte s'ouvre sur une petite cour où s'érige la façade d'une grande maison aux volets flottants et abîmés. Au mur est fixée une cloche qui ne sonne pas. Des feuilles tapissent le sol, d'où sortent-elles, celles-là, et depuis quand sont-elles mortes ? L'automne a existé il y a dix mois ou bien existera dans deux. Il y a : une cabane, un jardin asséché, un robinet qui ne tourne pas, et au-dessus, un miroir irisé dans lequel elle ne trouve pas son reflet.


Une odeur de naphtaline flotte dans la pièce. Une autre aussi, qu’elle reconnaît instantanément : un mélange âcre et doucereux de poudre de riz et de cigarette russe. Une fois passé le seuil de la maison, Faustine se souvient qu’il faut peser de tout son poids sur le vantail pour la verrouiller, elle a toujours été plus capricieuse de l’intérieur.

 — Laisse donc, ma Faustine, laisse ouvert, nous attendons encore du monde !

Martha lui saute dans les bras, ce qui fait tinter les perles cousues sur sa robe en crêpe. Son boa lui caresse le cou. Elle prend sa main dans la sienne pour l’attirer vers le salon où Victor les attend, et sa main blanche et douce qui n’a connu qu’une guerre, sa main ornée d’une simple bague la ramène des années en arrière.

« We're happy once again. Our trouble gone beyond recall. And making up is best of all. We're still in love. » La tessiture parfaite d'Al Bowlly s'élève du gramophone posé sur la commode. Même capturé dans le sillage du vinyle, c’est comme s'il était là, à valser parmi les mises parfaitement ajustées des convives. (Il avait toujours eu cela : cette capacité si singulière à fléchir le temps, à s’appesantir sur les notes qui comptent et à glisser sur celles qui blessent, comme pour sculpter dans l'épaisseur des secondes ce qui ne peut être dit autrement).  

 — Enfin ! s’écrie Victor. Nous ne t’attendions plus. Dépêche-toi, la fête va commencer.

Il éclate de son rire toujours aussi sauvage, toujours ce cheval fou qui s’échappe de sa tenue d’homme du grand monde, qui se cabre et cavale jusqu'au dernier étage, où aucune des quatre fenêtres ne parviendra à le retenir. Entendre à nouveau le rire de Victor lui fait oublier qu’il existe des gens qui ne sont pas lui ; il rit et Victor signifie tutti, il rit et le reste des gorges veulent se trancher de ne pas être la sienne. Faustine et Victor s’enlacent. Leurs corps s’étreignent avec certitude.





Dans le miroir de la salle de bains, Faustine croise le regard de Martha.

  — Sais-tu que Victor n’est pas né ici, mais dans la petite maison en contrebas du jardin ? Oui, cette masure de pêcheur aux murs vérolés qu'il a toujours refusé de faire détruire. Selon lui, elle a quelque chose de rustique, qui ajoute au charme de la capricieuse… Mais moi, je sais ce qui le retient. Cette maison, c'était son berceau, son premier souffle, c'est chez elle qu’il rentrait après ses premières baignades, là qu’il respirait les odeurs de sel et de poisson imprégnées dans les hardes de son père. Tout l'or qu’il a su tirer de la mer pour me le passer au doigt, tout cet argent qu’il a gagné dans le négoce des sardines d'abord, puis de tout ce qui nageait entre Marseille et l'Afrique ensuite, il a tout mis dans cette maison, dans laquelle nous nous tenons. Il y a deux maisons, mais parfois, pour lui, un plus un font un.

Ne voyant pas Faustine s’éloigner, Martha continue de se souvenir : des soirées qu’ils organisaient dans leur nouvelle demeure, des rires, des embrassades, des conversations qui couraient jusqu'au matin, et quand venaient les aurores tendres et que les convives s’en allaient enfin, il ne restait que la nuit qui dit son dernier mot à la mer, et Martha et Victor, s’endormant face à elles… 







À l’étage, il y a les chambres. C’est toujours à l’étage que se trouvent les chambres, non ? Le sommeil a besoin de hauteur de vue. La chambre jaune, qui donne sur la mer, c’est celle de leur fils. Faustine se souvient des heures entières qu’il passait à regarder au loin, les îles du Frioul, d’autres îlots qui semblaient le fasciner, mais il tremblait de s’y rendre un jour : il n’y avait rien qu’il haïssait plus que de quitter sa maison. Faustine s’immobilise sur le seuil de la pièce et doit regarder sa poitrine qui se soulève et se repose de plus en plus vite, doit regarder son ventre dans lequel la nausée rampe, parce que Faustine regarde son corps et son corps n’est jamais venu ici et pourquoi connaît-il tout de cet endroit ?

Vite et mal, elle recule, manque de tomber, sa main trouve machinalement le pan du mur auquel elle s’accroche, putain, étouffe-t-elle, je n’ai jamais vu ce mur, de toute ma vie, je n’ai jamais vu ce mur, je ne savais pas qu’il se trouvait ici, et Martha et Victor, je les aime, j’ai tout vécu avec eux, jamais je ne les oublierai, mais je ne les ai jamais rencontrés.





Comme vous, je rêve de nuits qui débordent, d’aiguilles qui sortent du cadran pour inventer de nouvelles heures. Me reviennent en tête les carnavals flamboyants que vous donniez sur mon plancher. Venez, je vous en prie, sur mes lattes usées, encore une fois danser. Faustine tournoie avec Martha qui tournoie avec Victor, leur ronde dessine sur mon sol un symbole du temps venu d’ailleurs. Faustine n’a plus peur, mes souvenirs affluent en elle, qu’importe qu’ils ne fussent pas les siens, les souvenirs avant de mourir poussent les parois des esprits des autres pour se frayer un chemin. Vous n'êtes plus morts ; vous récitez à nouveau les comptines des premiers jours et le rire de Victor résonne à m'en faire éclater la charpente. Martha porte sa robe de soie bleue, celle qu'elle réservait aux anniversaires de mariage, et moi, je réapparais comme au premier matin, lorsque vos yeux dans mes fenêtres découvrirent le ciel rose valser avec la mer. Là, vous dansiez déjà. Vous vous promettiez : c'est ici que nous habiterons, c'est ici que nous nous aimerons, que nous nous cacherons des années qui nous traqueront. J'ai été vos murs, l’épaisse carcasse de vos émois intimes.

J’ai gardé vos secrets dans mes placards, vos rêves sous mes combles ; mes lattes ont abrité vos réconciliations, mes alcoves taisent encore vos confidences. Je vous ai vu vivre et maintenant, me voilà destinée à d’autres. Mes tuiles se dessèchent. Ma propre charpente plie sous le poids des nuits mal étayées. Hier pèse sur moi le poids d’un astre mort. Demain, je serai neuve. Que restera-t-il pour me remémorer ? Le vent s’enfonce dans mes combles vides, les jours s’en vont, vais-je demeurer ?





Cette fois, c'est fini. Après des dizaines de bricolages, de petits travaux cosmétiques, de mise aux normes et de coups de peinture, il est temps, paraît-il, de passer aux choses sérieuses. On me dit que je vais renaître, plus belle, plus fonctionnelle. Mais moi, serai-je encore moi ? Je négocie avec l'oubli comme on marchande au marché : « Garde-moi cette fissure, au-dessus du radiateur, et cette marque de crayon dans la chambre des enfants. »

L'oubli hausse les épaules. Il n'est pas méchant, juste impitoyable. Alors, je garde uniquement ce que je pourrai emporter demain. L'odeur des embruns, celle des arbres en été, la façon particulière dont la lumière danse sur mes murs quand meurt le jour. Il est d'ailleurs des solitudes infiniment plus grandes et plus immémoriales encore que la mienne. Celle de la mer, des astres aussi. La mer, l'odeur des figuiers. J'ai quelques souvenirs, pour moi, et le soleil que j'ai vu mourir il y a des années continue chaque soir de s'éteindre au fond de mon regard. Enfin, faisons aller. Nous serons heureux à nouveau. Tout est oublié maintenant.






Présentant les œuvres de dix-sept artistes marseillais, nationaux et internationaux, Une Maison Familière a eu lieu dans une grande maison du quartier de Malmousque, en flanc de mer. Parce qu’une vieille demeure nous conte toujours des histoires, l’exposition s’articulait autour d’une curation mise en récit, permettant aux visiteur·euses de déambuler dans les espaces de la maison comme s’ils évoluaient au sein d’une fiction déployée spatialement. Des fragments d’une courte nouvelle accueillaient les visiteurs dès le seuil et les accompagneront tout au long de leurs déambulations au sein de la propriété.