refaire le coryphé
texte pour théo viardin





Elles se tiennent à six, de part et d’autre des murs, très seules ; ou du moins, plus seules que ne le paraissent habituellement les figures suspendues aux cimaises des galeries. Ce qui marque le premier, ce n’est pas leurs crânes trop longs, ni la mélancolie qui s’imprime en filigrane sur leurs visages ; ce n’est pas non plus les flèches qui entaillent leurs flancs ou leurs membres qui disparaissent sous un brouillard grenat pour réapparaître quelques panneaux plus tard. C’est cette manière, si sèche, qu’à la lumière de s’arrêter nette à l’approche des cadres. L’impression aiguë que tout ce qui rentre là-dedans n'en ressortira jamais. À flux tendus, les néons luttent pour maintenir une lumière crue que les toiles avalent instantanément.

La peinture de Théo Viardin traite d’abord avec le système nerveux. Chez les bêtes, les tons vireux et le bleu disent le danger et l’avarice des viandes. L’avertissement ici est sans équivoque. Une première toile montre une sorte d’Alien, au crâne oblong et à l’air mauvais, en prise avec un fond incarnat dont il tente de s’extraire. Une brume grenat, rehaussée çà et là d’une huile sang-de- bœuf - coulée ou brièvement étalée au couteau - lui fait office de ventre. L’image est une vraie teigne. Tout à l’air d’y être irrité, contrarié, empêché. Les épaules avancent trop en avant du tronc, forçant les bras à se croiser au centre de la poitrine, camisolés. Le poing droit est crispé dans un entrelacs de doigts tout opposable alors que l’autre main, détendue comme dénervée, git placide le long de la cuisse. Le corps brisé, ciel de carme, l’air de défi ; le tableau part dans une direction imprévue et rappelle le martyr des premiers chrétiens, les milliers d’esclaves cloués dans des positions impossibles le long de la via Apia. L’air surprend. La pièce sent le propre vaguement chimique d’un ménage fait la veille ; la toile le venin, l’exsudat froid et le sang.

D’autres corps s’étendent ; irradient l’espace blanc, nucléarisent. On reconnaît d’autres symboles, d’autres motifs. On dit symbole, mais le terme n’est probablement pas le bon ; les toiles ne racontent rien alors peut-être vaudrait-il mieux parler de résurgence ou d’arrière-goûts. Des choses grouillent pour remonter à la surface et l’ancien rajeunit dans les corps en germe. À mesure qu'on les regarde, les créatures semblent avoir dans le regard une sorte d’intelligence : une peine aussi, dont on a du mal à saisir la cause, mais dont on reconnait les affections. On découvre des corps blessés ; les êtres saignent, le regard fuyant ; serrent les poings ; protègent leurs plaies. Celles en groupe se tiennent ramassées, compactes comme ces gamins qui trouvent dans la force du groupe le courage de tenir encore un peu. Les corps acides semblent veiller les uns sur les autres, à la fois gardiens et troupeaux. Leurs airs disent la mélancolie, l’hébétude, la colère et la crainte. Toute la gamme des émotions comprises entre l’incompréhension et la tristesse s’imprime sur leurs traits juvéniles. Peut-être est-ce là que réside le malaise ? Dans le fait que tous les êtres ne présentent que des visages d’enfants ? Leurs lèvres babils ; leurs joues rondes et pleines ; leurs manières naïves de se cacher et de se croire invisibles dès lors qu’elles ne voient plus le monde qui les entoure : chaque toile à sa manière dit quelque chose de cette fragilité. La répulsion qu’on ressentait jusqu’à lors se mue en peine. On se sent d’un coup plus fatigué et plus triste. Juchés sur leurs corps grands, ces êtres trop larges - scrutés par des regards qui ne leur disent que le dégoût, ont été arrêtés là, à cet âge qui n’est ni celui du beau, ni celui du mauvais, ni celui du bon. Pas la jeunesse, mais une d’enfance perpétuelle - une apatridie d’aucun espace et d’aucun temps. La solitude aussi - définitive, intolérable - de celles et ceux qui se savent les derniers des leurs espèces. Cloîtrées dans leurs cadres de bois, les figures font face et se soutiennent.

Quand on lui demandait de parler de son travail, Francis Bacon avait pour habitude de dire que la peinture implique de grands détours. Que, si l’on veut représenter vraiment les choses, sans se cantonner à leurs simples illustrations, il fallait le faire en inconscient et laisser les accidents se produire sur la toile. De cette façon, et peut-être à cette seule condition, on pouvait espérer, parfois, montrer les choses telles que ce qu’elles sont vraiment. La peinture est un chien que l’on tient en laisse et auquel on donne plus ou moins de marge. Il n’importe pas vraiment de savoir ce qui relève de la volonté ou de l’accident. Parfois, la peintre fait la peinture et d’autres fois, la peinture se fait. Rien de ce qui n’a été peint ici n’a cherché à montrer, à prouver ou à illustrer quoi que ce soit. Quelqu’un à pris un pinceau, à fait ces images et ces images fonctionnent parce que tout ce qu’elles contiennent se trouvait déjà en nous. L’œuvre est en ce sens singulière et infiniment collective. Plein des histoires du monde se rejouent ici ; s’échappent par la brèche carnée et huileuse des arrières- mondes où les choses humaines se transforment en légendes. Petite voix de coryphée après des milliers d’autres, Théo Viardin s’est engagé à plein dans une peinture où, chaque jour, il fait et défait les apparences. Les Furies, les Sphinges, les Aliens, ça, ou autre choses - ne sont que des prétextes à peindre des accidents et, parfois, par voie de retours, les choses nous apparaissent plus justes, plus familières familières, étrangement plus proches de ce qu’on suspecte d’être vraiment au fond. Ce qui est peint, ce n’est pas des monstres, mais l’histoire des humains en pleine invention. Des êtres chétifs, fabulateurs, qui racontent des histoires et inventent des images pour se sentir plus fort et transcender leurs conditions 

Axel Fried, 2024









© Théo Viardin
Study for a wound, II
, 2024
Oedipus and the sphinx, I, 2024
Beautiful chaos of existence, 2024