manières de faire
texte de l’exposition wip de benjamin sabatier
galerie pact
"Dans l’espace technocratiquement bâti, écrit et fonctionnalisé où ils circulent, les trajectoires des consommateurs forment des phrases imprévisibles, des "traverses" en partie illisibles (...), tracent les ruses d’intérêts autres et des désirs qui ne sont ni déterminés, ni captés par les systèmes où ils se développent."
En ancien français, l’expression bayer aux corneilles désignait la propension de quelqu’un à s’extasier face à des objets sans intérêt, les "corneilles" d’antan qualifiaient alors les choses du quotidien plutôt que nos actuels oiseaux. Comme Hanta, l’ouvrier sur presse de Bohumil Hrabal qui rêvait la nuit d’ériger en piles infinies les livres que son travail à l’usine l’obligeait à détruire le jour1, les sculptures de Benjamin Sabatier relèvent de la divagation d’atelier, de la petite révolte du maître d’ouvrage et de ce besoin très humain qui consiste à essayer de faire tenir en équilibre tout ce qui se trouve à la portée de sa main lorsque les aiguilles des horloges mettent trop de temps à tourner. Pas de plan, pas de stratégie, pas de chefferie de projet, simplement une intuition, un "et si" suggéré au hasard d’un étai, d’une chute de bois, d’un rebut d’œuvre, d’une canette de bière forte et d’un sac de ciment gardé là selon le principe diogénique du "sait-on jamais, ça peut toujours servir".
Amoncelée sur une estrade, Work in Progress présente un ensemble de 25 sculptures réalisées par Benjamin Sabatier entre 2004 et 2024. Vingt ans de travaux – et le terme revêt ici une signification particulière – qui gagnent à être regardés à partir de la distinction établie par Claude Lévi-Strauss entre l’ingénieur et le bricoleur2. Là où l’ingénieur appréhende le monde de manière théorique et abstraite et dispose, pour parvenir à ses fins, d’un choix virtuellement illimité de ressources toujours absentes de son office, le bricoleur travaille dans l’atelier, dans la proximité immédiate et permanente d’un stock limité de matériaux, d’outils et d’objets préexistants, qui ne sont pas forcément les mieux adaptés a la réalisation de l’ouvrage, mais à l’égard desquels il à ses habitudes. Des heures passées à rêvasser dans la compagnie silencieuse des choses, à écouter ce que suggèrent leurs mécaniques internes et la somme de leurs associations émergent une poïétique, un dialogue permanent où Benjamin Sabatier négocie avec les matériaux l’idée qu’ensemble ils se font d’une forme. Ce dont il est question, c’est de l’être physique de la matière et de la multitude de ses devenirs possibles. Tordu, plié, poncé, raboté, froissé ; réagencé au hasard des principes que leurs usages inspirent, le bois, le béton, le ciment, l’acier et la somme disqualifiée du champ classique de l’art des matériaux de chantier affirment ici leurs qualités, leurs lois, leurs indocilités, leur entêtement, leur obstination à "être-là" et à ne pas se dérober derrière l’illusion finale de l’œuvre close et achevée. La relation qui lie Benjamin Sabatier au béton, à la brique et au serre-joint tient de la camaraderie, et c’est par mutinerie à l’égard de ce que l’art attend traditionnellement d’une forme qu’adviennent les sculptures espiègles, désinvoltes et franches qu’il expose ici.
Chercher les points de tension, de rupture ou d’équilibre, voir jusqu’où l’on peut pousser avant que l’armature ne cède : si ces expérimentations sont au cœur de la démarche sculpturale de Benjamin Sabatier, la réalité est qu’elles sous-tendent aussi l’ensemble de son œuvre. Qu’il taille des crayons pendant 35 heures, 7 heures par jour et 5 jours par semaine sans jamais dessiner3, qu’il empile des rouleaux de scotch aux airs de monuments à la Troisième Internationale ou qu’il délègue l’effort du montage de ses œuvres à ses collectionneurs - livret de montage, croquis et instructions inclus -, Benjamin Sabatier a passé la quasi- totalité de sa carrière à ne pas faire, à ne pas passer à l’acte, ou plutôt, à faire le moins possible tout en remplissant le cahier des charges que l’entreprise de l’art exige de ses travailleurs. En ce sens, le véritable tour de force qu’il réalise ne tient pas à sa défiance permanente des lois de la physique que d’avoir réussi à faire du bricolage le principe à partir duquel il est à la fois artiste et au monde. Le bricolage est une attitude et cette attitude devient ces formes qui fonctionnent mais qui donnent toujours l’impression de ne jamais avoir été pleinement réalisées – les matériaux regardant, consternés ou amusés, celui qui devait les artifier « bayer aux corneilles » et fantasmer la possible rencontre du béton armé et d’une cale de bois – et les formes cette attitude à partir de laquelle on découvre que le quotidien se bricole et que c’est dans l’environnement immédiat que réside la matière de chaque réalisation en puissance.
Quand le bricolage accommode le réel pour le rendre habitable, il devient braconnage. Cette thèse est développée par le sociologue Michel de Certeau qui, dans les années 70, récusait la thèse selon laquelle les individus ne seraient que des êtres passifs, normés et dépossédés, libres seulement des libertés prévues et permises par leurs milieux4. À cette supposée inactivité, de Certeau opposait la fonction créative du braconnage, laquelle ne résiderait pas dans l’érection d’une grande œuvre, mais dans un ensemble de réappropriations, de petites ruses et de pratiques quotidiennes qu’il nommait "manières de faire". Et ce n’est pas autre chose qu’accomplit Benjamin Sabatier quand il prend un sac de ciment pour du marbre ou un étai pour un burin. Sur des terres qu’il habite mais qui ne lui appartiennent pas, l’artiste se fraie un chemin entre les mailles d’un système, collectionne ce qui lui est utile et se façonne, d’un même geste, une œuvre et une éthique. Assembler, faire, défaire ; baratiner, poncer, tordre, resserrer : à la tétanie amniotique dans laquelle le présent s’engonce, Benjamin Sabatier oppose des verbes actifs ; une somme de sculptures à pratiquer, relire, recopier comme autant d’astuces, de tutoriels et de bons plans partagés de pair à pair. À l’image du Whole Earth Catalogue5 – petit guide pratique du do-it-yourself qu’il affectionne tant – Work In Progress peut être consulté comme un manuel pratique dont le premier chapitre dit que le quotidien s’invente par mille manières de bricoler.
Axel Fried, 2025
1. Bohumil Rhabal, Une trop bruyante solitude, 1976
2. Claude Levi Strauss, La pensée sauvage, 1962
3. 35 heures de travail (2002), Performance réalisée par l’artiste au Palais de Tokyo
4. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1 : Arts de faire, 1990 (1re éd. 1980).
5. Steward Brand, The Whole Earth Catalog, 1968
© Benjamin Sabatier
Sans titre, 2019
Béton, bois brûlé et pince en métal sur socle en médium peint
Photo : Romain Darnaud