le miroir d’un moment
exposition collective
co-curatée et produite pour le Cube Garges
24.01.2023 - 01.015
Il dissipe le jour,
Il montre aux hommes les images déliées de l'apparence,
Il enlève aux hommes la possibilité de se distraire.
Il est dur comme la pierre,
la pierre informe,
La pierre du mouvement et de la vue,
Et son éclat est tel que toutes les armures, tous les masques en sont faussés.
Ce que la main a pris dédaigne même de prendre la forme de la main,
Ce qui a été compris n'existe plus,
L'oiseau s'est confondu avec le vent,
Le ciel avec sa vérité,
L'homme avec sa réalité.
L’exposition Le miroir d’un moment procède d’une contradiction, presque d’un paradoxe, entre ce que les choses sont dans ce qu’elles peuvent avoir de contre-intuitive et l’erreur confortable dans laquelle elles résident impensées. L’idée est simple, à défaut d’être évidente. On passe dessus en survol au hasard d’un livre ; elle n’est jamais inscrite noir sur blanc mais se dessine dans l’interligne, par accumulation d’idées connexes, et se densifie dans la respiration d’un point là où vous avez, en tant que lecteur, l’espace de penser. De manière plus trivial, l’idée provient au détour d’un écran rayé, ou dans cet autre qui file dans la vitre du métro avant de s’arrêter quai : vous n’avez jamais vu votre propre visage. C’est une idée simple, qui tient en quelques mots, propice aux charades de récréations ou aux énigmes de sphinx : « Qu’est-ce qui m’annonce, mais toujours de moi demeure inconnu ? Qu’est celui se tient disponible en permanence à la portée de mes doigts, mais jamais de mon regard ? Quelle est la seule partie que tout le monde à déjà vu de moi, mais pas moi ? ». Et la réponse qu’il conviendrait de donner serait : le visage.
Nous n’avons jamais vu notre propre visage et c’est là le point de départ de cette exposition. Ce que nous avons vu, des millions de fois, c’est l’image médiatisée de nos propres traits ; une infinité de versions toujours latentes et objectivés de nous mêmes rendues disponibles par l’intermède d’un médium dans lequel nous nous réfléchissons. Ce sont des miroirs, des photos, des reflets, sur lesquels le regard qu’on pose ne sera jamais celui qu’on pose sur la chair d’un autre pour le connaître au fond. À partir du moment que nos yeux ne s’ouvriront pas depuis la paume de nos mains, comme la créature du labyrinthe de Pan, Je apparaîtra toujours comme dans un objet, une matière réfléchissante, une surface qui n’est pas notre visage, mais dans lesquels Je s’imprime visible à la portée de mon propre regard. Je est un autre qui ne se laisse pas dévisager.
D’autres idées arrivent toujours par voie de conséquence de la première : la première est qu’il est tout à fait possible de vivre dans l’ignorance complète de ses propres traits. Aujourd’hui, c’est une perspective dérangeante : un gros manque là où devrait se tenir quelque chose de capital et de bien connu. L’histoire de l’humanité s’est jouée à travers la quasi totale méconnaissance de leurs faciès de la part de ses acteurs. Les Sénèque, les Genghis-Khan, le Christ, les prophètes et les cohortes de petites gens qui accompagnent leurs récits ne se connaissaient, au mieux, que grâce à l’onde trouble d’une flaque ou dans la réflexion martelée d’une plaque de laiton. L'histoire de Narcisse raconte l’histoire d’un homme qui tombe amoureux de ses propres traits, mais surtout qui se découvre pour la première fois.
La seconde est que le visage se déplace, dans sa géographie mais surtout dans sa matérialité. Les miroirs arrivent dans l’intérieur bourgeois à partir de la seconde moitié du 19ème siècle et permettent à certain·es de se regarder au quotidien. C’était impossible avant. En parallèle, le développement de la photographie à partir de 1848 transforme le visage en une matière multipliable, stockable, “dans le commerce”. Du haut des épaules, les visages sont déplacés d’abord dans une économie de flux, puis de données, s’offrent en cadeaux, s’échangent lors de grands évènements, restent confirmés par 8 dans les poches des porte-monnaie où dans les cadres en bois où ils veillent au sommet des pièces sur les familles aimantes, avant de se retrouver stocker massivement, dans les galeries photos des téléphones ou les serveurs tentaculaires des data-centers. D’abord organe, le visage devient image imprimée, puis donnée numérisée. Le visage contemporain n’est plus seulement fait d’os, de muscles et de chairs, mais aussi de pixels, de lignes de codes et de données biométriques. Il est devenu cette matière molle, malléable, filtrage et post-produite. Aussi, ils prennent depuis quelques années une certaine liberté à notre égard : les filtres de réalités augmentées modifient la couleur de nos yeux, les deepfakes mettent des paroles dans nos bouches et nos muscles faciaux trahissent désormais nos identités et nos émotions auprès des logiciels de face-tracking. Comme dans le poème de Borges, une lueur étrange se distingue de l’autre côté du miroir : si ils se tiennent encore sage, au moins quelque temps, on pressent qu’un jour, les animaux des miroirs pourraient bien s’émanciper de leurs statuts de simples réflexions.
À l’intermédiaire d’un monde intérieur qu’ils expriment et d’environnements extérieurs qui les façonnent, les visages constituent des témoins privilégiés pour réfléchir le présent. À travers cette exposition, nous avons souhaité, dans le prolongement de la démarche initiée par la critique d’art Marion Zilio, considérer le visage comme un objet technique pour mieux comprendre la manière dont une société s’envisage. Dans sa forme, l’exposition reprend un poncif de la muséographie : la galerie de portraits, mais qu’elle réactualise et re-projette dans l’environnement médiatique et technologique de notre présent. L’exposition emprunte à l’histoire des visages ses médias les plus récents (filtres de RA, deep fakes, avatarisation, data-art, bio-art), et au dernier poème de la Capitale de la douleur de Paul Eluard son titre, pour tenter de comprendre de quel moment les visages contemporains sont-ils devenus les miroirs.
Human Study, 2012
Patrick Tresset
Patrick Tresset
Stranger Visions, 2012-2017
Heather Dewey-Hagborg
Heather Dewey-Hagborg
Inès Alpha et Aminurahim Ahmad Hamim
Biometrical Masks_Overflow, 2019
Ana Rajcevic
Ana Rajcevic
© Lu Yang
Doku, The Self, 2022