et chagrin dit plus que les larmes
texte pour corentin darré 




Chagrin est une maison hantée ; une maison hurlante, pleine de courants d’air, dans la rumeur dit ne nous oubliez pas. Dans le volume blanc-écran de la galerie, les panneaux de bois de L’Étincelle (2024) et de Première poignée de terre (2024) opèrent comme autant de pierres tombales, les cénotaphes d’un cimetière virtuel spammant là pour honorer la mémoire des morts sans sépulture. Ne pas rendre l’âme ; ne pas renoncer aux fantômes. Tomàs vous dira peut-être qu’il est triste et qu’il se sent seul la prochaine fois que vous approcherez les roseaux. Raphaël et son amant vous suivront jusque dans les rayons du supermarché, vous rappelant leurs noms et leurs histoires la prochaine fois que vous croiserez du regard une conserve de maïs. Et c’est de bon droit. Il n’est pas besoin d’être une maison pour être hanté. Le cerveau a des couloirs qu’habitent de vieux fantômes, là depuis la nuit des temps, mais sur lesquels on peut désormais poser un nom. À ces mains que personne ne veut attraper, à ces morts que personne n’enterre, les anciennes chimères demeurent, mais désormais, Chagrin dit plus que les larmes.

Aux prémices de l’œuvre de Corentin Darré, il y a Chagrin, une commune minière perdue au milieu de l’Ouest et des champs de maïs, un marais aux eaux noires et stagnantes bordé de roseaux, un petit bourg de moyen-âge construit autour d’un puits. De chouettes lieux en somme, bien comme il faut ; les jours s’écoulent tranquilles dans la sainte paix des quartiers, on dort sur ses deux oreilles sans avoir à se demander si, oui ou non, on a bien tourné le verrou de la porte. Et puis quelque chose survint. Corentin Darré raconte ces histoires qui commencent bien mais qui se terminent mal. Des petits épisodes de violence historique. Les nuits de purge où, torche à la mains, la foule des gens de bien expie le mal par elle plus tôt désigné, apprend par la violente aux pécheurs ce qu’il coûte ici de perturber l’équilibre bien comme il faut des choses. Raphaël finira lynché ; Tomàs noyé dans les eaux noires du marais ; Saturne et Sébastien partageront un dernier baiser, un peu de plomb dans le cœur, pendant que leurs corps se consumeront sur le bûcher dressé par les habitants du village. Il était une fois, dans la belle contrée de fort fort lointain, la rumeur nauséabonde, les morts sans sépultures, la bonne conscience des pelouses vertes et des palissades blanches qui taisent la haine et le vice dans le secret bonnes familles.

L’édifice de l’imaginaire collectif est mal équilibré. Certains récits y font défaut alors que d’autres, répétés ad nauseam, pèse sur lui un poids énorme. De mythes en légendes, de paraboles en comptines, l’ouvrage de nos narratifs communs se refait inlassablement sans grande variation dan ses motifs, et si il semble plus confortable de voir dans les contes de petites histoires naïves, il convient néanmoins de considérer leur portée prescriptive. Quelque temps avant de mourir intoxiqué, non pas au plomb comme les habitants du village de Saturne et Sébastien, mais à cause d’une fuite de monoxyde de carbone dans son appartement de Gênes, l’historien italien Furio Jesi1 tenta de mettre en garde ses contemporaines contre la dimension coercitive et normative des mythes. Irrationnels, extrait de toute timeline cohérente et à ce titre, irréfutable, les mythes distillent leurs idéologies, leurs valeurs et leurs modèles normatifs dans la conscience des époques. Et c’est aussi à partir de ce hors-temps mythologique que Corentin Darré a décidé de conter : pas pour raconter de belles histoires, qui viendraient presque mathématiquement contrebalancer le poids des anciennes, mais pour exposer l’hostilité et la violence latente qui les sous-tendent. Au terme d’une très longue chaîne où l’histoire, les petites légendes locales et les croyances populaires s’entremêlent, Corentin Darré raccroche les maillons manquants de nos narrations : des romances homosexuelles médiévales, des westerns-écocides et des fables tragiques où les corps d’amants maudits s’endorment intranquilles dans la rumeur des faubourgs. À rebours d’un recyclage poétique du réel2, l’œuvre procède à un recyclage critique de la fiction qui emprunte ses outils à laremédiation, la narratologie et au game design. Le présent texte vise à mettre une lumière une partie de moyens, des enjeux et des effets d’un processus artistique, narratif et sémiologique ici à l’œuvre.

No-clip IRL
“The medium is the message3 ; si la formule de Marshall Mc Luhan est connue, elle suppose chez celles et ceux qui souhaitent inventer de nouveaux récits le développement de nouveaux procédés narratifs. À l’inverse des modalités de transmission classique du conte (oralité, verticalité, opposition conteur-public), Corentin Darré développe par le biais de l’exposition un mode narratif alternatif qui rappelle, autant par sa mécanique que par ses effets, les jeux vidéo. Au sein, ou plutôt par le biais de sculptures et décors ouvertement factices qu’il construit, l’artiste met en scène des histoires, distribue les rôles, les intrigues et les indices permettant aux visiteur·eures de manœuvrer au sein d’un récit ouvert, esthétique (au sens ou Alexander Gottlieb Baumgarten4 l’entendait, c’est-à-dire qui s’appréhende par le biais des sens), et non linéaire. Les premiers mètres de déambulation dans l’exposition Chagrin présentée en ce moment à la galerie sissi club, et l’expérience significative d’agentivité qu’ils offrent permettent de mieux se rendre compte de l’influence du game design dans la pensée de l’exposition.

Lorsque qu’un·e visiteur·ice entre dans la galerie, un grand volet de bois bruni comme brûlé lui fait face et semble bloquer le passage. Première poignée de terre (2024), n’est pas accroché à un mur, mais suspendu au travers d’un large couloir par un rail de métal et de bois évoquant ceux des wagons utilisés par les miniers pendant la conquête de l’Ouest ; on devine derrière un espace vacant, et l’écart entre le mur et le volet vous suggère la possibilité de vous y glisser. Lea visiteur·ice fait donc face à un choix : quitter la galerie, contourner le mur et passer de l’autre côté de l’œuvre, au risque de défier les conventions de l’espace et de ne probablement rien trouver, ou tourner à droite pour rejoindre ce qui apparait comme le cœur de l’exposition. Si i.el décide d’écouter sa curiosité et de longer le mur, i.el ne découvre rien de notable, à par l’arrière de l’œuvre qui semble étonnamment nu : une toile de jute tendue à la va-vite entre un assemblage de bois commun. La forme est présente, on sait que l’œuvre se situe de l’autre côté et que - par voie de conséquence - se trouve devant ses yeux, mais sa signification est absente, effacée. Lea visiteur·icevient de no-clip, de vivre une expérience propre aux mondes virtuels par laquelle un·e joueur·euse, accidentellement ou à dessein, traverse les limites de l’environnement tel qu’il à été conçu par les level designers et se retrouve de l’autre côté du décor. Si i.el décide de revenir sur ses pas, de reposer de l’autre côté du panneau et d’emprunter le chemin de droite, qui se trouve désormais sur sa gauche, i.el découvre un espace fragmenté. Au milieu du blanc très white-cube de la galerie, les œuvres spawnent plus qu’elles n’apparaissent, donnant l’impression qu’une seule partie des assets et de l’environnement s’est déjà chargé.

Dans leurs apports à la théorie des médias, Jay DavidBolter et Richard Grusin définissent le concept de remédiation comme “la logique formelle par laquelle les nouveaux médias remodèlent des formes médiatiques antérieurs5”Cette proposition sera complétée par Olivier Aïm quelques années plus tard : “L’hypothèse de la «remédiation» s’est imposée dès la fin des années 1990 pour montrer que l’évolution des médias prenait un tour, certes concurrentiel, mais avant tout citationnel et relationnel. Chaque média entre dans une relation d’influence et demodélisation réciproques avec les autres 6.”. On passerait à côté de l’un des points marquants de l’œuvre de Corentin Darré en considérant que son travail se limite à une simple référence esthétiques aux jeux vidéos. Plutôt que par citation, l’œuvre opère par remédiation dans la mesure où, en empruntant au jeu vidéo ses moteurs graphiques, son language visuel et une partie de ses modalités narratives et interactionnelles, elle développe un mode narratif et plastique nouveau structuré par les codes d’un autre médium. Le jeu vidéo devient alors une sorte de cadre conceptuel et technique à travers laquelle relire la pratique de l’exposition et du conte. La translation d’un procédé vidéoludique en outil narratif s’observe par exemple dans le vernis des tirages présentant Raphaël et Henry : l’effet irisé des tirages rappelle les effets de sur-brillance appliqués aux objets pour suggérer aux joueur·euses qu’il convient de prêter attention particulière à un élément crucial se déroulant à cet endroit-là. Ces détails ne sont pas purement esthétiques et participent à la construction d’un storytelling environnemental. Dans l’espace physique, des assets exportés d’un conte virtuel suggèrent une histoire dont l’intégralité vous échappe pour l’instant ; les indices spawnent plus qu’ils n’apparaissent : il va falloir chercher.

Remedier le conte

Vous penserez peut-être à Raphaël la prochaine fois que vous tiendrez entre vos mains une boîte de maïs en conserve au supermarché, ou à la cruauté des enfants lorsque vous entendrez parler de la bête du lac. Les histoires ne changent pas et les mots restent les mêmes, mais les images mentales et les impressions qu’elles génèrent se reconfigurent en permanence. Aussi, pour comprendre l’effectivité politique des contes et des légendes, il convient de revenir brièvement sur les apports sémiologiques de Roland Barthes à la théorie linguistique de Ferdinand de Saussure.

Selon Ferdinand de Saussure, le père de la linguistique moderne, un mot est toujours composé de deux parties indivisibles, mais dont la relation est susceptible d’évoluer avec le temps7. Il est composé à la fois d’un signifiant, qui désigne la forme sensible d’un mot : la graphie de ses lettres, sa sonorité ; et d’un signifié, qui correspond à l’idée, au concept, à l’image mentale qui lui est associée. À titre d’exemple, l’image d’un maïs en train de griller est l’un des signifiés du signifiant “maïs”. À cette base, Roland Barthes ajoute différents apports, dontdeux qui vont particulièrement nous intéresser. Lathéorie sémiologique8 qu’il développe propose deconsidérer non seulement les mots, mais l’ensemble des objets culturels comme relevant de la catégorie des signes, incluant entre autres les images et les œuvres d’art. Il propose également d’inclure, au- delà du binôme signifiant-signifié, un méta-langage capable de modifier le sens des signes inclus dans son champ. Le mythe fonctionne comme un virus qui altère la signification des objets langagiers ou visuels pour leur donner de nouvelles significations. Grâce aux contes et aux légendes, ce n’est pas le monde matériel qui change, mais le monde invisible des idées et des images mentales que l’on associe instinctivement aux objets que l’on voit et aux mots que l’on lit.

Finalement, l’œuvre de Corentin Darré fonctionne —c’est-à-dire qu’elle accomplit une fonction spécifique — en détournant les lieux les plus communs de l’imaginaire afin de leur attribuer de nouvelles significations. Cette entreprise de réinvestissement n’est pas sans rappeler la tâche que le philosophe Jean-François Lyotard assignait auparavant à l’architecture postmoderne, qui “se trouve condamnée à engendrer une série de petites modifications dans unespace dont elle hérite de la modernité, et à abandonner une reconstruction globale de l’espace habité par l’humanité 9”. Aussi, l’art des vingt dernières années n’ambitionne plus sérieusement de changer le monde, et Corentin Darré ne fera pas à lui seul s’effondrer l’édifice de la culture. Mais plutôt que de créer de nouveaux mythes, il existe néanmoins cette possibilité de bâtir sur l’acquis et d’œuvrer, presque par contamination, au détournement des idées, des valeurs et des idéologies que charrie la longue traîne des récits déjà présents.

Ne pas renoncer aux fantômes

L’expression Not leaving on the ghost signifie deux choses : qu’il ne faut pas rendre l’âme et qu’il ne faut pas renoncer aux fantômes. Not leaving on the ghost10 est aussi l’un des conseils adressés à ses contemporains par Mark Fisher quelque temps avant de mettre fin à ses jours. Reprenant à son compte le concept d’hantologie développé par Jacques Derrida, cette “trace à la fois visible et invisible issue du passé qui hante le présent11”, Fisher invite ses contemporains — en tout cas celles et ceux qui désirent faire la paix avec le futur — à ne pas nier l’existence des spectres, à honorer leur mémoire et à se souvenir de leurs histoires. Telle l’ombre d’une idée non pleinement pensée et dont on ignore les dimensions exactes, la masse des homicides hantera un présent qui restera dysfonctionnel tant qu’ils n’auront pas été reconnus. À ces choses, Corentin Darré donne une forme, un nom et une histoire à travers lesquels nous pouvons les commémorer.

Chagrin est une maison hantée ; une maison hurlante, pleine de courants d’air, dans la rumeur dit ne nous oubliez pas. Dans le volume blanc-écran de la galerie, les panneaux de bois de L’Étincelle (2024) et de Première poignée de terre (2024) opèrent comme autant de pierres tombales, des cénotaphes d’un cimetière virtuel spammant là pour honorer la mémoire des morts sans sépulture. Ne pas rendre l’âme ; ne pas oublier les fantômes. Tomàs vous dira peut-être qu’il est triste et qu’il se sent seul la prochaine fois que vous approcherez les roseaux. Raphaël et son amant vous suivront jusque dans les rayons du supermarché, vous rappelant leurs noms et leurs histoires la prochaine fois que vous croiserez du regard une conserve de maïs. Et c’est de bon droit. Il n’est pas besoin d’être une maison pour être hanté. Le cerveau a des couloirs qu’habitent de vieux fantômes, là depuis la nuit des temps, mais sur lesquels on peut désormais poser un nom. À ces mains que personne ne veut attraper, à ces morts que personne n’enterre, les anciennes chimères demeurent, mais désormais, Chagrin dit plus que les larmes.


Axel Fried, 2025



1. Sur le sujet : Jesi, Furio. Mythe. Traduit par Sara Minelli et Benjamin Torterat. Bordeaux : Éditions La Tempête, 2024.
2. L’expression est du critique d’art français Pierre Restany, qui qualifie le courant du nouveau réalisme comme un “recyclage poétique du réel urbain, industriel et publicitaire”.
3. McLuhan, Marshall. Understanding Media: The Extensions of Man. New York: McGraw- Hill, 1964.
4. Baumgarten, Alexander Gottlieb. Esthétique. Traduit par Gérard Seel, Paris, Vrin, 1988.
5. Bolter, Jay David - Grusin, Richard. Remediation: understanding new media. Cambridge, MIT Press., 1999, p. 273
6. Aïm, Olivier, Le transmédia comme remédiation de la théorie du récit. Terminal. Technologie de l’information, culture & société (112), 2013, p. 46.
7. Saussure, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Édité par Charles Bally et Albert Sechehaye. Paris: Payot, 1916. 8. Barthes, Roland. Mythologies. Paris: Éditions du Seuil, 1957
9. Lyotard, Jean-François. Le postmodernisme expliqué aux enfants. Paris: Poche-Biblio, 1988, p.108
10. Fisher, Mark. Spectres de ma vie - Écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus : Édition Entremonde, 2021, p 35. 11. Derrida, Jacques. Le Spectre de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle International. Paris : Éditions Galilée, 1993, p. 255.






© Corentin Darré
Vue de l’exposition Chagrin à la galerie sissi club