des flammes
texte de l’exposition feux ou souffle de vie
galerie treize




Le feu entretient à l’égard de l’histoire de l’art une relation paradoxale au sein de laquelle il semble tout à la fois omniprésent et presque systématiquement absent. Symbole contradictoire par excellence, le feu « qui brille au Paradis, brûle à l’enfer », traverse la période classique de l’art de manière souterraine. Rarement représenté en tant que tel, il apparaît néanmoins de manière extensive sous la forme de symboles dont on se sert pour dire Dieu, l’émancipation humaine à l’égard du ciel, l’inspiration artistique et, plus communément, toute la gamme des affects, des passions et des sentiments échauffés au premier rang duquel figurent l’amour. Et bien d’autres choses encore : « Pour étudier la flamme, en suivant toutes les métaphores qu’elle suggère, un gros livre n’y suffirait pas », conclut laconiquement Gaston Bachelard, non sans avoir au préalable rédigé trois épaisses monographies sur le sujet. Indispensable aux pratiques de la céramique, de la métallurgie, au travail du verre et de l’émail (regroupées sous l’appellation des « Arts du feu ») ainsi qu'à la sculpture, le feu se caractérise par son action sur la matière. Il est tout ce qui brûle, détruit, consume, calcine, font, liquéfie et stabilise. Au sein d’une entreprise moderniste aboutissant à une extension infinie du champ des matériaux de l’art, la flamme trouve aussi une place privilégiée dans les expérimentations techniques de la seconde moitié du 20e siècle. C’est d’un même esprit, plus franchement matiéristes que symboliste, que naissent les Combustione (1953) d’Alberto Burri : des reliquats de papiers brûlés, noircis et grignotés par les flammes puis recollés sous la forme de compositions abstraites ; les peintures aux feux (1961) d’Yves Klein ou encore les violons et les fauteuils brûlés d’Arman (Violon brûlé, 1966 , Le Fauteuil d’Ulysse, 1966), dont les carcasses calcinées attendent encore de se désagréger tout à fait.

Des siècles passés sur les épaules de géants employés à dire le feu sans jamais le montrer puis à l’user sans plus le dire, le feu brûle toujours, mais pour des raisons différentes. Comme la locomotive de Zola qui dit d’abord le progrès et la modernité avant de se transformer en monstre infernal, la symbolique du feu peut se renverser et l’ancien symbole du progrès attester de notre capacité croissante à devenir le foyer de nos propres incendies. Les feux qui ravagent en ce moment la Californie donnent une triste actualité à ce déplacement sémiologique et de manière plus générale, c’est l’époque entière est en incendie. Nous sommes à « l’âge de la colère » selon l’essayiste Pankaj Mishra et dans ce contexte, le feu plus que n’importe quel autre élément semble désigné pour devenir la matière-esprit de notre temps. Parce qu’il est rapide, irrémédiable, partout en puissance, inconciliable. Mais aussi parce qu’il est tragique, sublime, qu’il régente et qu’il fait par ses flammes de la place pour d’autres possibles. « Meurs et deviens » disait Goethe, et c’est quelque chose que nous sommes de plus en plus nombreux à souhaiter à l’égard du présent. 

Feux ou souffle de vie explore les usages et les significations contemporaines du feu à travers les œuvres d’une douzaine de travaux d’artistes travaillant avec ou au sujet des flammes, et si faire l’exposition d’une matière si polysémique ne permet pas d’en faire le tour, elle permet toutefois d’interroger de manière extensive l’âme contemporaine au sujet des feux qui brûlent en elle. L’exposition débute par le soleil, sorte de matrice incandescente et primordiale de l’exposition nichée à quelques centaines de millions de kilomètres de la Terre dans le bras d’Orion, dont les rayons traversent l’Œil-de-bœuf (2023), un vitrail né du feu que Marion Flament rehausse de pierre en fusions et de suie. Dans l'après-midi, quand le soleil est encore assez haut dans le ciel, sa lumière traverse le vitrail pour venir éclairer une céramique de Claire Lindner. Si la céramique relève par définition des arts du feu, la filiation entre l’œuvre et la matière ne s’arrête pas ici puisque c’est le mouvement entier de la pièce qui semble calqué sur celui d’une flamme qui trouve au premier étage une dizaine de manière différente de se dire. Prophétique chez Lucien Murat, qui a fait de la flamme l’élément central de son eschatologie picturale, il est liquide, flux et cascade dans les aquarelles de Thomas Lesigne tandis qu’Amandine Guruceaga s’en sert pour brûler des plaques de cuivres qu’elle superposes sur des paysages textiles aux airs de souvenirs. Les œuvres de Victor Knipping et de Tereza Lochmann racontent sur des planches de bois calcinés la vie et la mort des « sans feux ni lieux », des minorités et des marginaux qui brûlent d’honneurs et tirent les cornes (Como me Mira, 2024) face aux rires qui les moquent et aux doigts qui les pointent. Du côté de la peinture et du fond de la salle, c’est toute la toile Sitting, Table, Fire (2024) de Nelson Apadola qui est en feu pendant qu’une autre flamme, purement gestuelle et spontanée, vient danser sur les toiles d’Anne-Marie Renan. Officiant comme traits d’union entre l’air libre et l'atmosphère confinée du souterrain, les énigmatiques cages de Thomas Van Reghem sont inspirées des lampes utilisées par les mineurs qui emportaient parfois avec eux des petits oisillons chargés de les alerter en cas de coup de grisou. Sans heurt pour les bêtes, mais produisant pourtant la même aura inquiétante, ces lanternes fantasmagoriques ont été réalisées par le frottement des ailes de canaris sur des plaques de verre recouvertes de suie. Au sous-sol, enfin, l’exposition se termine par une pièce de l’artiste verrier d’Andrew Erdos. Scintillant dans l’obscurité du sous-sol, Fire Drop (2024) réunit en une seule pièce tautologique le souffle, le verre, la flamme et la lumière.

Axel Fried, 2025








© Alberto Burri
Combustione, 1976
Plastique, feux